La Libre – Les artisans qui font la Belgique (1/5) – À Uccle, on bat les mors et on dore debout


Quel cadeau de Noël que ce très bel article paru dans la Libre Belgique ce 23 décembre. J’ai ouvert une série de 5 portraits sur les artisans de Belgique. A cette occasion Bosco d’Otreppe (le journaliste) a pris le temps de sincèrement apprécier notre artisanat et le photographe Jean-Luc Flémal a illustré avec brio un reportage photo de cette rencontre. Vous pouvez en voir quelques unes sur ce site.


Découverte de l’atelier Rongé, où l’on relie les livres depuis quatre générations.

Cela a du bon, les amis. Il y a une petite vingtaine d’années, Anne-Aurélie Juge imprime son mémoire en typographie, cursus qu’elle suivait à l’école supérieure de La Cambre. Pour soigner la couverture de ses exemplaires, elle s’aventure dans les étages de l’école et pousse les portes de l’atelier de reliure où travaillent quelques camarades. Ceux-ci l’initient à une technique assez simple pour qu’elle puisse relier elle-même son travail. Et c’est le coup de foudre. Anne-Aurélie Juge se passionne pour ce métier de précision, d’artisanat et d’attention, et suit une formation pour devenir « relieur et doreur » à l’Académie de Saint-Gilles puis aux Arts et Métiers de Bruxelles. « Je n’aime pas trop dire relieuse, ça sonne comme une machine, et je préfère doreur que doreuse; donc vous pouvez l’écrire comme cela », précise-t-elle en souriant.

Sa formation terminée, elle sonne au numéro 44 de la rue Vanderkindere à Uccle. Derrière la maison se trouve l’atelier Rongé, construit en 1935 dans un style Art déco dont Bruxelles a le secret.

Ici, cela sent le bois, le papier, le livre, la colle et la précision. « Cela m’a fascinée. Ici aussi, ce fut le coup de foudre », admet-elle alors qu’elle s’apprête à reprendre cette maison historique d’Uccle où l’on relie les livres depuis près d’un siècle.

Au dixième de millimètre

Surmonté d’une lumineuse verrière, l’atelier Rongé s’organise autour d’un large plan de travail et est surmonté d’une mezzanine. Le long des murs, de grandes presses centenaires veillent, impassibles. « Elles sont indéboulonnables. Elles ont été placées avant la fin de la construction de l’atelier. »

Un peu partout patientent des livres plus ou moins désossés, assemblés, collés, recousus. « Ces ouvrages sont variés, car notre clientèle est multiple. Certaines institutions nous confient leurs documents officiels qu’elles ont l’obligation légale de conserver en format papier, et qu’elles nous demandent de relier. C’est le cas de la Cour constitutionnelle, du Sénat, de la Cour de cassation ; de différentes communes et consulats, d’études notariales. Nous recevons également une clientèle privée, précise Anne-Aurélie Juge. Telle personne qui souhaite sauver un livre, des familles qui entendent assembler des carnets de souvenirs… Et regardez cet ouvrage : il nous a été confié par une marque de vêtement pour enfants proche de Gand. Ils ont acquis un album d’anciens échantillons de tissus qui sont autant de sources d’inspiration. Mais le papier sur lequel ces échantillons sont collés se craquelle. Avec du papier Japon, aux longues fibres, je vais pouvoir le consolider. »

Anne-Aurélie Juge expose alors le métier de restauratrice. Chacune des étapes impose de la délicatesse. « Pour démembrer, nettoyer, recoller, coudre, couper… nous travaillons jusqu’au dixième de millimètre. » Le cuir, quand il est utilisé, doit être affiné, les couleurs homogénéisées, la colle et le fil choisis en fonction de l’objet. « On aime dire qu’il faut dix ans pour connaître tous les trucs et astuces du métier. »

Chaque livre, en fonction de son âge, de son papier, de l’encre, de la colle et de la couture réagit en effet différemment. C’est presque un objet vivant, mis en presse une longue nuit, battu au marteau pour être arrondi (d’où vient l’expression « battre le mors » qui correspond à l’épaisseur supplémentaire obtenue grâce à l’épaisseur du fil de couture). Certaines étapes de la reliure et de la restauration comprennent plus de 50 gestes techniques différents qu’il faut réaliser avec talent. « Si on en rate un seul, on le sentira tout au long du travail », souligne la relieur, qui affectionne chèrement son métier. « Il réunit toutes mes passions : l’artisanat, la littérature, la typographie, la rencontre avec les clients ; des artistes, des institutions qui nous proposent à chaque fois des projets différents dans des univers variés. »

La patience des fleurons

Inévitablement, le nombre de relieurs en Belgique diminue d’année en année. Ainsi que les métiers qui accompagnent cette vocation : celui de pareur de cuir, d’affûteur de lames, de marbreur (qui pigmente les papiers des couvertures en les baignant dans une cuve pour leur offrir des motifs à chaque fois différents).

Dans la pièce attenante à l’atelier, Dominique Ghysel, « enfant de la maison » par sa famille maternelle, « dore » les couvertures et les dos en cuir. Il y inscrit le titre de l’ouvrage, et les décore de différents motifs. Sur son établi, il choisit les polices de caractères en bronze qu’il chausse sur un petit outil appelé composteur. Chauffé, il applique celui-ci sur le cuir d’un livre pour que s’imprime le texte. Entre le composteur et ce livre, un film doré (et non plus d’or) donne de la couleur aux lettrines.

Pour plus de précision et de facilité, ce travail se réalise debout. Dans une étagère impressionnante, des centaines de fleurons et fers, de toutes formes et de toutes tailles attendent leur tour. On se croirait plongé dans un musée, mais chaque objet est encore bel et bien utilisé. Patinés, ils témoignent du travail de plusieurs générations. « Ma maman et ma tante travaillaient ici, ainsi que mon grand-père », raconte Dominique Ghysel. Et ce n’est pas fini. Si le métier se fait plus rare, la qualité du travail réalisé, la beauté des ouvrages reliés et dorés témoignent de la permanence et de la noblesse des livres que le numérique, volatil et volage, n’atteindra jamais.

Texte : Bosco d’Otreppe / Photographies : Jean-Luc Flémal
Article paru dans La Libre Belgique – le lundi 23 décembre 2024